Par Soumia MALINBAUM, Vice-Présidente Business Development chez Keyrus & Isabelle CALVEZ, HR Executive VP Group chez Veolia
Entre mutations sociétales majeures et enjeux écologiques pressants, les entreprises doivent repenser leur performance de manière globale et non plus uniquement en termes financiers. En mobilisant des méthodes éprouvées, elles ont l’opportunité d’affirmer leur raison d’être et de faire évoluer leur culture pour répondre durablement aux exigences de performance sociale, économique et environnementale de leurs parties prenantes.
Entrée dans le champ des sciences sociales au début des années 1950, la culture d’entreprise est longtemps restée un « non-sujet » managérial : elle était un fait anthropologique, une toile de fond qui certes caractérisait chaque entreprise, mais qui n’entrait pas pour autant dans l’explication objective de ses performances.
L’idée que la culture d’une entreprise puisse constituer un avantage concurrentiel ne s’est imposée qu’au cours des années 1980. Des entreprises telles qu’IBM, L’Oréal ou Toyota, reconnues pour avoir une culture « forte », s’étant montrées les plus à même de réussir, notamment à l’international, le lien entre culture et performance est alors considéré comme démontré. Il est théorisé et largement promu par des ouvrages de management (1) qui confèrent à la culture d’entreprise une valeur explicative : elle détermine non seulement les modalités d’action, les relations interpersonnelles et les modes de transmission du métier, mais aussi les structures de pouvoir, l’attitude face au risque et la propension à innover.
La culture prend alors une dimension instrumentale à visée managériale et transformative. La vision portée par les cabinets de conseil en management est qu’une entreprise peut significativement gagner en performance en adoptant « le bon modèle culturel et organisationnel », comprendre : celui qui est en place chez les leaders du moment. Ramenant la dimension culturelle de l’entreprise à « la construction d’un guide formel, global et commun du travail quotidien des employés, dans l’espoir de diriger les attitudes (2) », cette approche fonctionnaliste et instrumentale n’a pas tenu ses promesses. On lui impute en outre l’échec de fusions-acquisitions stratégiques où, en cherchant à imposer un modèle culturel unique aux entités concernées, on a paradoxalement minimisé les chances de construction d’une culture et d’une identité communes.
Culture d’entreprise, une définition évolutive
1951 – La culture d’entreprise [corporate culture] est définie pour la première fois comme « le mode de pensée et d’action habituel et traditionnel, plus ou moins partagé par tous ses membres, qui doit être appris par chaque nouvel arrivant pour être accepté dans l’entreprise ». [Elliott Jacques, The Cultural Change of a Factory, New York, Glacier Metal Company.]
2019 – La définition a gagné en épaisseur en intégrant la question du sens. La culture d’entreprise s’entend comme « la façon dont les choses sont faites dans l’entreprise, en vertu de valeurs, de croyances implicites et d’idées qui donnent du sens et une mission à une organisation. Elle se manifeste dans le comportement des leaders, dans l’attitude des employés et des managers, dans la façon dont ils se parlent, travaillent, prennent des décisions, interagissent à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise. » [Deloitte, Fusion & acquisitions – Étude sur l’impact des aspects RH et sociaux]
RENDRE L’IMPLICITE CULTUREL EXPLICITE
Dans un juste mouvement de rééquilibrage, la culture d’entreprise est aujourd’hui davantage appréhendée comme un phénomène co-construit par ses acteurs que comme un outil d’intervention sur le caractère global et inconscient de l’organisation. D’un point de vue managérial, il ne s’agit pas tant de transformer que de comprendre ce qui sous-tend les comportements, ce qui rassemble les acteurs dans une même dynamique et qui fonde le sens donné à l’action. C’est pourquoi dans les années 1990-2000 toutes les grandes entreprises vont s’attacher à objectiver leur culture en clarifiant les valeurs/principes d’action qui en constituent le fondement et, dans le sillage des toutes nouvelles entreprises de la tech, à forger leur mission statement.
Dans la majorité des cas, cet exercice d’explicitation ne vise pas tant à déterminer d’où part l’entreprise et la distance qui la sépare d’un optimum culturel supposé qu’à renforcer la cohésion interne, l’image et l’attractivité de l’entreprise – une nécessité dans un contexte d’internationalisation des firmes et de compétition mondialisée où émergent deux préoccupations aujourd’hui omniprésentes : . celle de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE), obligeant à conjuguer étroitement les dimensions économique, sociale et environnementale dans tout ce que fait l’entreprise ; . celle du sens que chaque collaborateur entend désormais trouver dans son travail et son entreprise – sens qui ne peut contrevenir à ses propres valeurs et auquel il conditionne son engagement.
MISSION ET RAISON D’ÊTRE, BIEN PLUS QUE DE LA COMMUNICATION !
Désormais institutionnalisée, la RSE et les obligations réglementaires qui l’accompagnent (3) matérialisent un changement historique majeur : la prise en compte de critères non financiers dans la manière d’évaluer la performance et la valeur d’une entreprise, actant que la profitabilité financière n’est plus – ne peut plus être – l’unique finalité des entreprises.
Ce virage, présenté comme inéluctable par Porter et Kramer dès 2011 (4), se confirme à travers la création très récente dans le droit français du statut de « société à mission » (5). Inspirée de la Social Purpose Corporation qui existe en Californie depuis 2012, cette nouvelle forme juridique permet à toute entreprise d’inscrire dans ses statuts sa « raison d’être » ainsi que le ou les objectifs sociaux et environnementaux qu'elle se donne pour mission de poursuivre dans le cadre de ses activités. L’avancée décisive est que l’exécution des objectifs non financiers de l’entreprise à mission fait l’objet d’une vérification par un organisme tiers indépendant. Le statut est donc très engageant. En phase avec les attentes de la société et avec les convictions d’un nombre croissant de dirigeants, il suscite néanmoins un indéniable engouement puisque le nombre d’entreprises l’ayant choisi est passé de 112 en septembre 2020 à 405 un an plus tard (6).
À défaut d’aller jusqu’à la modification de leurs statuts, les grandes entreprises sont de plus en plus nombreuses à faire l’effort de définir leur raison d’être. On peut y voir un effet de mode. Nous préférons y voir l’opportunité d’une (re)mobilisation du corps social autour de finalités comprises et partagées qui (re)donnent du sens à l’implication de chacun. La démarche est d’autant plus exigeante que, pour faire sens et impulser une telle dynamique, la raison d’être ne peut être en contradiction ni avec la culture de l’entreprise, ni avec les engagements RSE que son métier et son positionnement stratégique l’ont conduite à prendre vis-à-vis de ses parties prenantes.
CULTURE, RSE, RAISON D’ÊTRE, UN INDISPENSABLE ALIGNEMENT
Les méthodes à la disposition des entreprises pour aligner culture, responsabilité sociale et raison d’être sont fondamentalement celles utilisées dans le cadre des projets stratégiques nécessitant une conduite du changement soutenue. Elles mettent en jeu des principes participatifs et collaboratifs qui ont fait leurs preuves, notamment dans les contextes de fusion-acquisition, où il est démontré que la prise en compte de la dimension culturelle est un facteur clé de succès :
. Une large consultation de la base – Dans un monde où chaque individu a acquis et revendique le droit de faire valoir son point de vue, toute démarche « top down » est vouée à l’échec. Les enquêtes de climat social sont, pour les grandes organisations, un moyen simple de donner la parole à tous et de dégager les points de convergence sur ce qui caractérise la culture de l’entreprise et définit sa mission. . Une mobilisation forte du management –Comme dans les opérations de rapprochement d’entreprises, des focus group réunissant les différents niveaux de management permettent de mettre en lumière les différences de degré d’adhésion et les conditions de mise en œuvre de la raison d’être sur le terrain, c’est-à-dire sa traduction opérationnelle au niveau des métiers et dans les process compte tenu des réalités culturelles et organisationnelles propre à chaque entité et/ou pays. En voyant que ces différences ne sont pas niées, les managers sont mieux à même, chacun à son niveau, de s’approprier, incarner et porter la raison d’être et les valeurs communes sur leur propre terrain.
La mise en place d’indicateurs de pilotage et de suivi est le corollaire indispensable d’une approche de ce type. Quels que soient l’histoire et le domaine d’activité de l’entreprise, l’élargissement de la notion de performance aux dimensions sociales et environnementales est une révolution culturelle pour son corps social et son management. Impossible à imposer par le haut, cette révolution est un processus de refondation dont il faut mesurer les avancées, l’ancrage dans les comportements et la traduction factuelle dans l’activité. La mesure rigoureuse est aussi le moyen de prévenir les écarts et les incohérences qui font le lit des accusations de greeen washing et de social washing.
À l’heure où les talents tournent le dos aux entreprises qui n’assument pas leurs responsabilités sociales et environnementales ; à l’heure où les citoyens attendent des entreprises qu’elles s’engagent pour l’intérêt général ; à l’heure enfin où les investisseurs et clients sont toujours plus nombreux à fonder leurs décisions d’investissement sur des critères de bonne gouvernance sociale et environnementale, il n’est que temps de construire la capacité de l’entreprise à répondre de manière cohérente et durable aux défis du siècle.
1. On pense en particulier aux best-sellers In Search of Excellence de Peters et Waterman (1982) [traduction : Le prix de l’excellence, Paris, InterÉditions, 1984] et Theory Z: How American Management Can Meet the Japanese Challenge de Ouchi [traduction : Théorie Z - Faire face au défi japonais, Paris, InterEditions, 1982].
2. B. Massiera, Culture d’entreprise, l’échec d’un concept, in Communication, Vol. 25/2 | 2007.
3. Les entreprises/établissements de plus de 500 salariés ont obligation de produire une déclaration de performance extra-financière (DPEF) depuis janvier 2019 et, depuis janvier 2012, un bilan des émissions de gaz à effet de serre (BEGES).
4. Dans leur article Creating Shared Value – How to reinvent capitalism and unleash a wave of innovation and Growth [HBR, janvier 2011],les deux auteurs invitent àremettre l’entreprise au service de la société et à faire de la création de valeur partagée (shared value) non plus une obligation périphérique, mais le cœur même de l’activité.
5. Forme juridique créée dans le cadre la Loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) du 22 mai 2019 (décret d’application publié le 2 janvier 2020).
6. 79% sont des PME de moins de 50 salariés, 12% des PME de plus de 50 salariés, 7% des ETI et 2% des grandes entreprises, au rang desquelles on trouve les groupes Danone, La Poste, MAIF, Crédit Mutuel Alliance Fédérale. [Source : Baromètre trimestriel de l’Observatoire des Sociétés à Mission, décembre 2021.]